Saturday, December 3, 2011

Portrait de l'auteure



Sylvie Germain
Ecrivaine



Sylvie Germain est une écrivaine française qui a à son actif une œuvre prolifique et est reconnue tant par la critique que par les jurys littéraires. L’écrivaine crée un univers d’une grande cohérence où se mêlent tour à tour sacré et merveilleux. L’exode, le souvenir de la Shoah, la souffrance de l’homme et le silence de Dieu continuent encore et toujours d’inspirer des mots, qui, à ses yeux, sont «luisants de pluie, de sang, de boue, poudroyant de lumière.» Titulaire d’un doctorat de philosophie,  Sylvie Germain a été documentaliste et professeur. Elle se consacre depuis plusieurs années à la seule littérature et va volontiers à la rencontre de ses lecteurs, notamment des lycéens auxquels elle sait adresser un langage clair qui n’élude pas pour autant les grandes questions que posent la vie et la nature de l’homme.

Extraits de la critique littéraire
-         Une « écriture, décidément unique et précieuse. Marine Landrot, Télérama
-         « Les écrivains de la trempe de Sylvie Germain se font rares. » Daniel Garcia, L’Express
-         « La quinzaine de romans et de récits de Sylvie Germain constitue une œuvre impressionnante de cohérence et de puissance créatrice, parfois déroutante, traversée par une question centrale, celle du mal, où des êtres se cherchent et parfois se trouvent, recevant l'offre de délivrance déposée comme un rayon de lumière dans l'opacité de leur vie et de leur moi. »  Martine de Sauto, La Croix

Impressions de lecteurs
-         « À quand l'habit vert de l'académicienne pour Sylvie Germain? En effet, cette auteure a une langue aussi riche et suave qu'un François Nourrissier ou un Jean d'Ormesson, mais en plus, elle, elle raconte une histoire! »
-         « Un éblouissement. »
-         « Le livre des nuits de Sylvie Germain pourrait un peu s'apparenter à Cent ans de solitude de Gabriel García Marquez. Il s'agit d'une grande fresque présentant une famille étrange dont l'histoire commence à la fin du XIXe siècle et se prolonge tard dans le XXe siècle. L'écriture est belle et limpide, la magie omniprésente et les personnages passionnants. Mais on ne résume pas un livre de Sylvie Germain, on le lit. » 


Bibliographie
Romans
§                     Le Livre des nuits (Gallimard, 1984),  prix Grévisse 1984
§                     Nuit d'Ambre (Gallimard, 1987)
§                     Jours de colère (Gallimard, 1989), prix Femina 1989
§                     L'Enfant Méduse (Gallimard, 1992)
§                     Immensités (Gallimard, 1993)
§                     Éclats de sel (Gallimard, 1996)
§                     Tobie des marais (Gallimard, 1998)
§                     Chanson des mal-aimants (Gallimard, 2002),  prix des Auditeurs de la RTBF 2003
§                     Magnus (Albin Michel, 2005), Prix Goncourt des lycéens 2005
§                     L'inaperçu (Albin Michel, 2008)
§                     Hors champ (Albin Michel, 2009)

Nouvelles ou essais
§                     Opéra muet (Maren Sell, 1989)
§                     La Pleurante des rues de Prague (Gallimard, 1991)
§                     Vermeer- Patience et Songe de lumière (Flohic, 1993)
§                     Les Échos du silence (Desclée de Brouwer, 1996
§                     EttyHillesum (Pygmalion Gérard Watelet, 1999)
§                     Mourir un peu (Desclée de Brouwer, 2000)
§                     Grande Nuit de Toussaint (Le temps qu'il fait, 2000)
§                     Célébration de la paternité (Albin Michel, 2001)
§                     Couleurs de l’invisible (Al Manar, 2002)
§                     Songes du temps (Desclée de Brouwer, 2003)
§                     Les Personnages (Gallimard, 2004)
§                     Ateliers de lumière (Desclée de Brouwer, 2004)
§                     Patinir, Paysage avec Saint Christophe (Editions Invenit, 2010)
§                     Quatre actes de présence (Desclée de Brouwer, 2011)
§                     Chemin de croix (Bayard Centurion, 2011)
§                     Le monde sans vous (Albin Michel, 2011)

Friday, December 2, 2011

Magnus, 2005

 Fragment 1-
Patinir, Paysage avec Sodome et Gomorrhe, vers 1521, Rotterdam


Hambourg, à l'heure de Gomorrhe.
L'opération de destruction s'est appliquée à se montrer à la hauteur de ce titre de désastre.
Elle a fait surgir dans la tiédeur d'une nuit d'été un opéra monstrueux aux actes si précipités qu'ils ne se distinguaient pas les uns des autres.
"YHWH fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du soufre et du feu venant de YHWH, du ciel. Et il renversa ces villes et toute la Plaine avec tous les habitants des villes et la végétation du sol."
Parmi les habitants, il y a un petit garçon de cinq ans et demi, il dort, recroquevillé autour de son ours en peluche, dans une cave bondée de gens. Mais les caves sont des abris dérisoires, des pièges à rats quand tout s'effondre par-dessus, et les rescapés se ruent hors de l'antre jonché de corps broyés. Ils s'enfuient dans les rues que ne bordent plus que des chicots de murs fumants, ils courent, hagards et hurlants, renflouer le vacarme de Gomorrhe où des cris n'en finissent pas de jaillir ici et là, de se taire brusquement, de reprendre ailleurs, autres et cependant toujours semblables.
Le petit garçon arraché à son sommeil court sans rien comprendre et mêle ses pleurs au grand vacarme ambiant ; ses pleurs se font sanglots quand la main qui tenait la sienne le lâche soudainement. Il est seul dans la foule, si seul dans son cauchemar. Car il dort encore, il dort debout, en courant et criant. Mais ses pleurs cessent d'un coup quand il voit la femme qui lui tenait la main se mettre à valser dans la boue, les gravats, avec un gros oiseau de feu accroché à ses reins. Le rapace déploie ses ailes lumineuses et en enveloppe la femme, des cheveux aux talons. Devant ce rapt d'une vélocité prodigieuse, d'une beauté féroce, le petit garçon avale sa salive comme un caillou, et avec, tous les mots qu'il connaissait, tous les noms.


Hambourg, instant néant.
"Abraham jeta son regard sur Sodome, sur Gomorrhe et sur toute la Plaine, et voici qu'il vit la fumée monter du pays comme la fumée d'une fournaise. "
L'enfant n'est pas Abraham, juste un tout petit garçon qui serre très fort son ours en peluche contre sa poitrine, et son regard se brise. Il meurt tout vif, là, face à la fournaise, il meurt à sa mémoire, à sa langue, à son nom. Son esprit se pétrifie, son cœur se condense en un bloc de sel. En contrepoint des déflagrations célestes et des vociférations de la ville fracassée, il entend le bruit très sourd de son cœur salin battre dans le corps en tissu de l'ours dont le museau s'écrase contre sa gorge et les yeux en boutons d'or se pressent contre son cou. La chaleur tout autour est suffocante, l'air saturé de poussières suiffeuses et de gaz, seuls les yeux de la peluche semblent avoir sauvegardé une fraîcheur, une douceur miraculeuses.


Hambourg, instant zéro.
"Or la femme de Lot regarda en arrière, et elle devint une colonne de sel."
En ce trou temporel, un petit garçon, sitôt mort, est remis brutalement au monde, jeté tout nu dans un cratère du monde. Il ne sait plus rien de lui-même, il confond la voix humaine et le fracas des explosions, des avalanches de pierres, de poutres et de métal, de la forêt de flammes en marche houleuse à travers la ville rasée, des vagissements des mourants et des hurlements des survivants frappés de démence. Il ne sait plus rien de sa langue, les mots ne sont plus que des sons foulés en vrac dans le pressoir-fournaise de la guerre. Il en coule un jus gluant, empestant le sang et la chair carbonisée, le soufre, le gaz, la fumée. Un jus graisseux et noir fileté d'étincelantes saignées jaunes et écarlates.


Hambourg, à l'aube suivant Gomorrhe.
L'enfant renouveau-né, accouché seul dans les ruines, accouché par la guerre, confond la beauté et l'horreur, la folie et la vie, le grand guignol et la mort. Il part, comme un ballot poussé par le vent, emporté dans le flot du troupeau des survivants fuyant la belle ville baignée d'eaux châtiée pour les crimes commis par le Reich.
Quand les gens se soucient enfin de ce gamin somnambule, à l'évidence perdu ou orphelin, celui-ci ne peut répondre à aucune question qu'on lui pose. On le croit sourd, ou bien idiot. Quelqu'un a l'idée de dénouer le foulard roussi que son ours porte autour du cou. Un nom y est brodé en fils de coton multicolore : Magnus. Est-ce le nom de l'ourson, celui du père de l'enfant, ou de l'enfant lui-même ? Faute de mieux, on surnomme ainsi le petit sourd-muet. Avec ce nom d'emprunt, il est placé dans un centre, en compagnie d'autres enfants à l'abandon, dans l'attente de familles d'accueil ou d'adoption.


Après Gomorrhe, au seuil de la lande, aux marches de l'enfer.

Une femme se présente dans le centre, elle passe les enfants en revue. Une femme encore jeune, élégante, mais le visage durci par un deuil récent. L'histoire de ce petit garçon, non pas sourd-muet mais vierge de tout souvenir, l'intéresse. Elle l'observe longuement, le trouve joli, placide, et le devine intelligent. C'est un garçonnet bouclé, aux yeux noisette, au crâne en parfaite conformité avec les normes aryennes, au sexe non circoncis. Sain de corps et de race ; quant à l'esprit, il est nu, page gommée prête à être réécrite. La femme se chargera de la blanchir à fond avant d'y écrire à sa guise, elle dispose d'un texte de rechange. Un texte de revanche sur la mort.

Les Personnages, 2004


Un jour ils sont là. Là, en nous, derrière l’os du front, ainsi qu’une peinture rupestre au fond d’une grotte nimbée d’obscurité. Une peinture en grisaille, mais bientôt obsédante. Là, à la frontière entre le rêve et la veille, au seuil de la conscience. Et ils brouillent cette mince frontière, la traversent continuellement avec l’agilité d’un contrebandier, la déplaçant, la distordant.  Là, plantés sur ce seuil mouvant avec la violence immobile et mutique d’un mendiant qui a jeté sur vous son dévolu et qui ne partira pas avant d’avoir obtenu ce qu’il veut.
Mais que veut un mendiant qui ne dit rien, ne tend pas la main, ne vous regarde même pas dans les yeux ?

D’ailleurs, ils ne se présentent pas toujours de face, il leur arrive de ne se montrer que de profil, de trois quarts, ou carrément de dos. Certains se tiennent debout, d’autres assis, ou encore allongés. Et tout le temps que dure leur visite (des mois, parfois des années), ils ne changent pas de position. Ils demeurent tels qu’à l’instant de leur première apparition. Sauf exception
Ils ne se présentent jamais en groupe, pas même à deux. Chaque personnage est unique et surgit solitairement. Ce peut être un homme, une femme, de n'importe quel âge, de l'enfance à la grande vieillesse, et d'apparence quelconque. C'est l'opiniâtreté de sa présence qui le rend remarquable, non son aspect.
   Du début à la fin de sa visite sous forme d'image crypto.-frontale, il reste seul. Des mois, des années, farouchement seul. Il ne se lève, ne s'anime et ne se laisse rejoindre par d'autres personnages qu'à partir du moment où son « hôte » décide enfin de se mettre en mouvement d'écriture pour tenter de convertir son image obsédante en récit.

Tobie des marais, 1998



Le roman de Sylvie Germain est librement inspiré du Livre de Tobie dans l'Ancien Testament. L'auteur avait été frappée et attirée par la dimension romanesque de cet épisode biblique.
L'intrigue se passe de nos jours, et met en scène toute une famille sur plusieurs générations. La construction du roman n'est pas linéaire ni chronologique, et effectue des va-et-vient entre différents lieux et époques.
En chemin vers lui-même, grâce à Raphaël, Tobie rencontrera Sarra et son père, le célèbre peintre Ragouël qui décrit ici un tableau du Caravage:

Mais surtout il y a  l’extraordinaire Arrestation du Christ. Le cri ici est suggéré plus qu’affirmé, il est montré de profil. Seul le Christ est présenté de face, tous les autres, soldats et disciples, sont de profil, à commencer par Judas assenant un baiser brutal à Jésus. Des deux soldats, entièrement cuirassés, on n’aperçoit que le nez et une pommette, leurs yeux sont bandés d’ombre sous la visière du casque ; ils ne sont plus vraiment des hommes de chair, ils sont de métal luisant rehaussé de dorure et de lueurs, des hommes aux crânes de  rhinocéros et aux bras de crabe. Derrière eux, à la droite du tableau, un homme dresse son visage hors de la nuit, il tient au bout de sa main levée une lanterne pour tenter d’éclairer la mêlée -cette fourbe embrassade doublée d’une ferme empoignade. A cette main levée répondent celles du Christ aux doigts entrecroisés, noués, tout en bas du tableau. Des lignes et des courbes puissantes traversent l’espace du tableau, y imprimant un vif mouvement de rotation. Mais le plus remarquable est le groupe ramassé sur la gauche, composé par trois visages liés les uns aux autres selon un rythme rapide et syncopé qui confère à l’image un aspect séquentiel, presque cinématographique. Judas, le front tout plissé, creusé d’une immense anxiété, le regard  brûlé de doute, heurte la joue du Christ de ses lèvres tout en l’agrippant par l’épaule, et la tête du Christ bascule légèrement de côté sous le choc de ce baiser où tout à la fois se brisent l’amitié, la confiance et l’espoir.
Le Caravage
     Et la face du maître trahi, déchu, exprime autant de lassitude que de douleur ; le dessin des sourcils, très sombre, et les paupières baissées, plombées d’ombre brune, rehaussent la pâleur du front et du nez que cingle la lumière.
    Et, adossé au Christ, semblant même faire corps avec lui, il y a ce jeune homme de profil, bouche grande ouverte, tout comme sont largement écartés les doigts de sa main lancée en avant, dans le vide. Il profère un cri immense dans la nuit, un cri dont la source est en Judas, et qui a traversé le Christ avant d’affluer jusqu’en son corps de témoin, en sa bouche béante et en sa main haut levée, paume nue. Dans son geste de panique il fait s’envoler un pan de son vêtement, lequel flotte au-dessus des trois têtes collées les unes aux autres, les entourant d’une auréole rouge qui claque dans le vent du jardin, dans le vent du désastre.
    Ragouël a tant contemplé ce tableau qu’il a fini par déceler la forme d’une bouche dans le pan de tissu rouge nimbant le corps tricéphale ; une bouche étrange, évoquant celle d’un poisson, d’une sorte de rascasse géante. Une bouche à peine entrouverte, mais prête à engloutir tous les personnages de la scène.

Chanson des mal-aimants,1996


En voici les premières lignes:

     Ma solitude est un théâtre à ciel ouvert. La pièce a commencé voilà plus de soixante ans, en pleine nuit au coin d'une rue. Non seulement j'ignorais tout du texte, mais je suis entrée seule en scène, tous feux éteints, dans une indifférence universelle. Pas même un arbre ni un oiseau pour enjoliver le décor.
     Sitôt née, j'ai été confiée au hasard. Certes, ce n'est pas la plus fiable des nourrices, le hasard, mais ce n'est pas la pire. Père et mère, d'un commun désaccord en temps décalé, n'ont pas voulu de moi. Le premier a dû prendre très tôt la poudre d'escampette, la seconde m'a abandonnée sur le bitume moins d'une heure après sa délivrance. Elle m'a entortillée dans un chiffon, unique geste de sollicitude de sa part, et déposée dans un cageot qui avait contenu des framboises. Cette délicatesse lui a certainement été inspirée par l'urgence et le dénuement. Est-ce à cause de ce berceau-fruitier que j'ai toujours éprouvé un goût vivace pour les framboises, pour leur saveur et leur parfum ?
Mais j'en reviens à mes parents, dont le tour sera vite accompli faute de matière. Deux fuyards qui ne semblent guère avoir ressenti de remords, leur reniement jusqu'à ce jour étant demeuré sans faille. Mon arbre généalogique est un bonzaï tout ébranché, cul-de-jatte côté racines. À présent il y a prescription, à l'heure qu'il est mes procréateurs en cavale doivent être à bout de souffle, sinon déjà partis Ailleurs. Qu'ils soient morts ou toujours en vie, cela ne change pas grand-chose ; je suis en deuil d'eux depuis ma malencontreuse naissance.

    Ma mère m'a mise au monde une nuit d'août, sous une somptueuse pluie d'étoiles. A-t-elle accouché seule, tordue sous les étoiles, un mouchoir enfoncé dans la bouche pour étouffer ses cris ? Cris de souffrance et autant de fureur d'avoir à enfanter ce rejeton indésiré. Et ses cris ont sûrement redoublé quand elle m'a vue. Car non contente d'être une bâtarde, je n'étais pas dans les normes, et ne le suis d'ailleurs jamais devenue. Non que le corps, la tête ou les membres aient eu quelque défaut, rien ne manquait à ma panoplie corporelle et tout se trouvait dans l'axe. C'est la couleur qui clochait. Blanche comme du lait caillé, de la fontanelle aux orteils, voilà comment je me suis présentée. Une albinos, quoi.
      Ma mère honteuse s'est empressée de larguer mon berceau-cageot sur un trottoir au pied d'un réverbère. Étant encore au seuil des limbes, je n'ai pas compris quel tour de cochon on me jouait là, je somnolais en toute confiance, enivrée par l'odeur des framboises que je prenais pour celle du corps maternel. Il y a des erreurs plus funestes, celle-là au moins était délicieuse.

Kaléidoscope ou notules en marge du père: Un hommage à son père

"Kaléidoscope ou notules en marge du père" est un hommage au père. Sous forme fragmentaire, il présente un kaléidoscope de souvenirs et d'impressions dans une écriture qui se veut "chambre claire". Celui qui fut un "passeur" (elle lui doit sa passion pour les arts), se manifeste sous forme de songes ou au détour de la contemplation d'un tableau.
   
  L’image est  diurne. Elle relève également d’un cycle; non plus d’une Légende de la Croix, mais de la Légende dorée; non plus d’un peintre de Toscane mais d’un artiste des Ardennes. Il s’agit de la représentation de saint Christophe par Patinir.
      C’est le jour. Au ciel passent des nuages d’un blanc laiteux dont l’intense luminosité rechausse  le bleu glacé de l’horizon, de  l’eau et des montagnes. Les montagnes au lointain sont fantomales, dressant leurs roches semblables à des arborescences de cristal. Le géant Christophe, courbé sur son bâton  miraculeux doué du pouvoir de faire pousser un arbre sitôt qu’il en frappait la terre, traverse un cours d’eau dont on ne sait s’il est une simple rivière se versant dans un lac ou un estuaire s’évasant dans la mer. L’enfant Jésus, minuscule et radieux, est assis sur la nuque du géant, des pieds croisés au creux de son épaule, un bras appuyé sur sa tête et l’autre main posée sur un globe de verre qu’il tient sur ses genoux. Le paysage alentour, baigné dans une égale clarté froide, fourmille de plantes,  d’animaux, de gans qui presque tous paraissent miniatures. Les multiples détails tableau son extrêmement précieux et secret ; ils composent diverses scènes qui sont autant de petits fabliaux indépendants les uns des autres  en apparence. Au loin, un flamboiement ; un incendie a éclaté quelque part dans la ville entr’aperçue au fond du tableau. Sur une longue route dont les sinuosités épousent celles du fleuve, une troupe de cavaliers est en marches, lances levées. A leurs côtés avancent des paysans menant  un troupeau épars de chevaux, de chèvres, de vaches et de moutons. Plus loin cheminent deux pèlerins solitaires. Sur l’autre rive se dresse une chaumière en ruine, surplombée par  une hutte perchée dans un arbre. Partout s’activent des personnages ; des paysans, des soldats, des ermites, des pêcheurs, des laboureurs, des villageoises, des chasseurs. Deux moines sur une rive halent un léger radeau sur lequel est couché un homme mort. Un vol d’hirondelles file dans le ciel.
        Et pourtant l’ensemble du tableau exprime le calme et l’harmonie comme s’il reflétait une perception enchantée, sereine, de la vie et du monde tout en intégrant la violence, l’agitation, la mort.

Kaléidoscope ou notules en marge du père, 1998


      Image dont la beauté est trop intime pour s’avouer de plein front et qui en appelle aux détours. Toute écriture est d’ailleurs un lent travail de détours, une marche sinueuse -pliements et dépliements, affût sur la trace des mots et guet constant de leurs échos et répons. Et ces détours sont innombrables. Mais soudain  affleure dans la marge, qui me retient de parler directement de mon père, une image s’offrant comme chemin de traverse.
      Une image illustrant par excellence cette pudeur de la beauté, cette impossibilité d’en transgresser le seuil. C’est une fresque de Piero della Francesca du cycle de la Légende de la Croix. Le songe de Constantin.
 
           C’est la nuit. Une nuit vert bleuté, couleur d’ardoise.   Au centre de cette nuit s’élève une tente ; sa forme conique évoque  la coiffe portée par la mère de Constantin, sainte Hélène, qui figure dans des scènes ultérieures de la Légende. Le toit pointu de cette tente porte deux tons de rose, très pâle et tendre au centre, et sur les bords violine. La tenture est ocre orangé. Elle est largement entrouverte, comme l’ample manteau de la Madone de la Miséricorde abritant des dévots agenouillés. Mais dans l’embrasure de la tente c’est un homme allongé que l’on découvre. Il dort, veillé par un jeune homme assis à ses pieds et par deux soldats en armure dressés de chaque  côté de la couche impériale. Le souverain dort. Et son sommeil est calme, aucun rêve ne le trouble. C’est un songe qui vient le visiter. Au-dessus de la lance tenue  par l’’un des gardes apparaît un ange dans une saignée de bleu turquoise. Son vol est léger, son corps évanescent, son geste droit, lumineux. Son bras est tendu vers le visage de l’empereur qu’il frappe de lumière. Cette clarté ocrée qui vient trouer la nuit semble  sourdre de l’aile fine et transparente de l’ange. C’est l’instant où les paupières du dormeur s’illuminent ; il va ouvrir les yeux, va découvrir l’ange, suivre le geste de son bras se relevant pour lui révéler dans l’obscurité aqueuse du ciel le signe étincelant qui lui est destiné.  Une croix blanche sur laquelle il  lira:
               In signo hoc confide et vinces. Mais ce signe ne nous est pas montré, le regard ébloui de l’empereur  non plus, et moins encore la face émerveillante de l’’ange. Seul l’instant d’avant nous est montré – très frêle virgule effleurant l’’opacité du temps et cela avec une vitesse inouïe. Vitesse de la lumière. Vitesse si extrême, suraiguë, qu’elle confine à l’’éternité.
                Mais en fait toute l’œuvre de Piero della Francesca repose sur cette sérénité atemporelle. Les formes, toujours monumentales, ne pèsent pas ; elles se déploient avec grâce dans un espace fabuleusement calme où règnent l’équilibre, la précision et les accords. Équilibre de l’ombre et de la lumière, précision des lignes géométriques, accord des tons roses, brun, ivoire, verts, ocre, et bleus toujours scandés de blanc. L’ensemble de son œuvre baigne dans une clarté matinale comme si  ne l’éclairaient toujours que les premiers rayons du jour. Mais d’un jour perpétuel, étranger aux flux du temps. Un vaste jour placide teinté de couleurs douces et d’où se dégagent une sensation de fraîcheur, de bonheur chromatique, et une impression de grande force plastique, d’austérité et d’ingénuité.  […] Et si de l’ensemble de cette œuvre, c’est la fresque la plus nocturne, la plus silencieuse, ombrée et retenue qui s’impose, c’est parce que cette image, peut-être, plus qu’aucune autre mène au seuil de la pudeur de la beauté. Elle est comme une petite porte dérobée dans l’architecture de l’œuvre, une mince parenthèse aux tons sourds où le regard s’arrête, s’étonne, se fait attention et patience ; où l’écriture se vrille, s’enroule, tâtonne. Et n’avoue rien.
            L’empereur sommeille, et nous ne verrons rien du déroulement de son songe. Seule l’annonce de la vision qui lui est promise nous est donnée. Le regard reste suspendu au bras tendu de l’ange et suit l’’invisible diagonale que trace son geste sûr pointant l’homme endormi. Le regard glisse le long de cette diagonale, du doigt lumineux de l’’ange au visage impassible du dormeur.